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Dans l'extinction
Text 03
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C’est un espace de sable et de neige mélangés, un silence qu’occupent seulement des roches grises millénaires et d’autres, cubiques, noires, gelées. Je m’approche et mesure leur profondeur, leur enracinement : ce sont des serveurs abandonnés qui ont toujours l’air de tourner. Derrière moi, suspendus à de grandes branches carbonisées, de petits écrans diffusent les seules couleurs, les seuls mouvements alentours, des fossiles liquides, ocre, vert, violet. C’est un paysage extra-terrestre, je suis seul et j’ai peur. Soudain, derrière un autre monument de pierre et de câbles, je vois un autre mouvement, une autre couleur, celle de la chair enfin, celle d’un humain qui parle sans voix. Je cours pour le rencontrer mais il est lui aussi prisonnier d’un écran, de profil, avec une montre qui n’indique plus le temps. Je comprends. Je ne suis pas ailleurs, je suis demain. Sans doute moins d’un siècle après le Premier homme sur la Lune, je suis le dernier homme sur Terre.

Plus précisément, je suis à Bruxelles l’été 2015, au troisième étage de l’IMAL quelques jours avant l’inauguration de l’exposition Extinct Memories de Dominique Sirois et Grégory Chatonsky. Pendant des semaines, dans la salle d’à côté, j’apprenais le code et l’emploi de machines numériques ; je découvrais des logiciels aux noms mystiques, Unity, DreamCatcher, Arduino et, à force de programmer, de créer de nouvelles, même minuscules, réalités, je me coulais derrière la troisième loi d’Arthur C. Clark : « toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie ». Mais derrière le mur où je posais fièrement mes trophées imprimés en 3D, une magie noire opérait en même temps; les deux artistes créaient la destruction ou plutôt, le moment d’après. Je n’avais pas compris, en fait pire, je ne cherchais pas à comprendre ce qu’ils faisaient toutes ces semaines avec leurs pauvres matériaux de cailloux et de polystyrène qu’ils s’obstinaient à peindre en noir.
Mais ce soir-là, en retard sur mon projet, seul dans le bâtiment, j’ai rencontré la fin, à une pause. Moi qui chantais partout que nous vivions une nouvelle Renaissance, je découvrais par les mêmes causes, une autre vision : nous mourrons un nouvel âge sombre (The New Dark Age). Les artistes projetaient ainsi une scène dans le futur du futur, où une chose qui creuse la Terre après notre disparition, retrouve les disques durs du centre de données de Google, dernier vestige de notre humanité. L’homme de profil, c’était Urs Hölze, l’ingénieur discret à l’origine des infrastructures des centres de données de l’entreprise. Colonisés par des machines qui nous fascinent, aveugles aux risques pour notre environnement, nous aurions fini par les nourrir de notre âme encodée, de nos données, sans toujours maîtriser l’usage ni les objectifs intermédiaires que ces machines suivent pour leur survie, leur refroidissement.

C’était ma rencontre avec l’extinction.
Pour la première fois, par-delà les chiffres et les rapports que je ne lisais plus, immergé dans cette installation simple et brutale, en marchant dans l’imaginaire des artistes, en faisant l’expérience d’un souvenir du futur, je ressentais physiquement une fin possible, la nôtre, que nous avions enclenché.

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