Le 3 décembre 2004, la chaîne BBC World diffusait en direct à 9h puis 10h du matin un entretien depuis Paris avec Jude Finisterra, porte-parole de l’entreprise pétrochimique Dow.
A l’écran, l’homme paraît inquiet, nerveux ; c’est que l’entreprise qu’il représente est emmêlé dans l’affaire du pire accident chimique industriel connu, qui a eu lieu à Bhopal en Inde, dont la chaîne célèbre alors le triste vingtième anniversaire. Depuis 20 ans l’entreprise a toujours nié toute part de responsabilité dans le terrible incident. Ce matin de décembre 2004, Jude Finisterra prend le monde de court et déclare en réponse à la question du journaliste sur la responsabilité de l’entreprise dans l’accident :
"Oui, Steve. C’est un grand jour pour nous aujourd’hui chez Dow et je crois, pour des millions de personnes à travers le monde également. Le désastre a eu lieu il y a vingt ans maintenant. Et aujourd’hui, je suis très, très heureux d’annoncer pour la première que Dow accepte l’entière responsabilité de la catastrophe de Bhopal. Nous avons un plan financier de 12 milliards de dollars pour enfin compenser les victimes (…)."
Le présentateur est surpris mais tente de poursuivre l’échange et l’interroge sur les raisons d’un si long silence. La chaîne assiste à un véritable tremblement de terre et sous-titre « Alerte Info : DOW assume l’entière responsabilité ».
Le choc est immédiat pour le public mais aussi pour l’entreprise qui perd presque instantanément la confiance des marchés financiers et voit son cours plonger. A l’écran, le représentant de l’entreprise anticipe même cette sanction des marchés mais espère qu’au final, les employés comme les investisseurs de l’entreprise seront fiers de participer à l’inédite rédemption d’une société si importante qui agit de la sorte « simplement parce que c’est la bonne chose à faire ».
La BBC mettra deux heures pour reconnaître et annoncer de toute urgence que Jude Finisterra dont l’acronyme signifie en anglais la fin du monde, était un imposteur. L’auteur derrière le maquillage est un artiste connu pour être l’un des membres des Yes Men, son intervention publique à la télévision mondiale est donc une œuvre vidéo disponible en ligne, « Dow Does the Right Thing ». Le revirement de cœur et de stratégie de Dow était donc une fiction que l’artiste introduit dans le monde comme un fait ; une parafiction comme l’analyse Carrie Lambert-Beatty en tant que « fabrication artistique qui s’aventure hors des limites de l’écriture, du cadre ou de la scène ».
Cette fiction exacerbée n’est pas décrite mais bien réalisée en se jouant du spectateur. Elle juxtapose au monde réel de ceux qui le construisent, une autre réalité tout aussi effective comme en témoigne la chute du cours de Bourse de l’entreprise qui ne retrouvera jamais son niveau d’avant l’annonce. Le format violent de cette irruption d’une fiction connue seulement par l’artiste dans le réel procède d’une éthique qui fait encore débat : quand les investisseurs qui auraient la fausse nouvelle trop tard perdent de l’argent, on imagine les victimes de Bhopal fondre en larmes de joie puis de haine contre ceux qui ont perpétrer ce mensonge insidieux. Les auteurs se défendent de l’immoralité de leur performance déceptive qui présente au moins toujours l’avantage de montrer une autre vérité, peut-être la véritable, au monde et de rendre à tous plausible ce qui était auparavant inimaginable.
Cette œuvre est symptomatique de mouvements artistiques nés avec les possibilités de maquillage, de cache-cache qu’ouvre Internet au début des années 1990. En effet, le groupe des Yes Men a commencé sa pratique en ligne avec des sites web « funhouse mirror » qui parodiaient de véritables sites web de personnalités publiques comme George W. Bush ou d’entreprises comme Dow. Les URL de leurs sites étaient toujours très proches des originaux gwbush.com au lieu de georgewbush.com, dowethics.com au lieu de dowcompany.com. Une fois arrivé sur le site, toute la forme y est copiée, des messages déviés indiquent seulement, entre les lignes, la supercherie.
La même rubrique en haut à gauche du site « Saviez-vous » indique chez la vraie entreprise l’excellence de la qualité des matériaux de sièges de voiture et chez les Yes Men invisibles :
"Dow est responsable de la création du mouvement environnemental moderne (…) Le livre le Printemps Silencieux de 1962 sur les effets secondaires du DDT, un produit de DOW, a provoqué la naissance des groupes d’action environnementalistes."
Le texte joue assez sur le mot pour ne pas attirer la suspicion du journaliste de la BBC qui clique sur le bouton Contact du mauvais site internet pour interroger le mauvais représentant de DOW à une heure d’écoute nationale sur une chaîne mondiale. C’est l’usage trompé du lien hypertexte qui cache le mensonge des artistes qui ouvre la possibilité de l’œuvre de 2004. Le site internet n’était qu’un prélude à l’œuvre totale, la performance de l’artiste qui actualise leur maquillage aux yeux du monde entier. L’utilisation du lien hypertexte comme procédé de camouflage est à l’art d’internet ce que le montage est au cinéma, l’occasion d’un détournement, d’en mensonge qui ne s’assume qu’hors caméra. Plus encore, à l’ère d’internet qui ne fait souvent que présenter en ligne une variation du monde « réel », le lien hypertexte qui peut brouiller la piste de l’internaute entre ce qu’il voit annoncé et ce qui est réellement envoyé comme requête, signifie bien l’ouverture d’un monde non voulue, parallèle, un monde qui se réalise vraiment si on le clique. Il suffit que la fiction soit crue, même temporairement pour qu’elle soit performative. Et même quand la croyance s’évanouit et que cette deuxième réalité tente de se refermer, il est trop tard, elle a existé pour tous ces yeux.
La parafiction est alors un formidable générateur du plausible. Et dans un monde qui se contraint à ne croire qu’à une vérité à la fois et à ne jamais voir d’autres scénari possibles que la simple fin de tout, quand le refrain néolibéral de Thatcher « Il n’y a pas d’alternative » sonne faux devant l’incroyance à un système qui s’il ne se détruit pas, abîme le monde autour, à une époque où ce ne sont plus les artistes mais le président américain qui contre l’urgence écologique présente des « faits alternatifs », notre besoin d’une écologie plus complexe de la vérité réveille l’usage des bonnes parafictions. Certains jugeront que les ressorts de la parafiction, embraillés dans la machine à déception d’Internet, sont nocifs à la bonne confiance de l’information alentours. Mais à l’heure où nous sommes submergés d’articles dont ne nous lisons plus que les gros titres sans jamais voir le texte et encore moins ses sources, peut-être que l’irruption de faits étrangers entraînera définitivement notre scepticisme pour retrouver un esprit critique nécessaire à l’exploration des mondes d’internet.
Quoi qu’il en soit, ces pratiques qui revisitent nos mythes ou notre passé proche pour perturber et confondre le présent dans ses variations possibles, tendent à épaissir un présent que l’on voulait raccourcir pour laisser enfin place au futur. Tout se passe comme si la fiction qui se fissurait la dernière, sous les coups de boutoirs des imaginaires qui prennent l’histoire en avant ou à rebours, était directement celle du Temps.
Ecrit à partir du chapitre Believing in Parafiction de Carrie Lambert-Beatty, in Design Fiction vol.2, StenbergPress, 2016